Andrew Burns, Christian Biemann, Christine Thürmer
Voilà maintenant plus de 15 ans que Christine Thürmer a quitté son travail de manager et s’est lancée dans sa première randonnée longue distance sans aucun entraînement. Depuis, elle a parcouru plus de 60 000 kilomètres à pied. Elle nous fait ici découvrir sa vie en tant que l’une des femmes ayant le plus marché au monde.
Christine, tu es considérée comme «la femme qui a le plus marché au monde». Ce genre de superlatifs est-il important pour toi?
Pas vraiment. Ce titre s’est imposé un peu par hasard. Quand j’ai commencé à faire des randonnées longue distance en 2004, je n’avais pas du tout l’intention de faire ça sur le long terme. Et il m’a fallu dix ans avant de commencer à comparer mes chiffres avec ceux des autres randonneuses longue distance. J’ai ensuite longtemps hésité à utiliser ce titre. Car je ne peux évidemment pas en apporter la preuve irréfutable. Ce qui m’a finalement convaincue, c’est de pouvoir transmettre le message suivant: «Il n’y a pas que les personnes jeunes, athlétiques et entraînées qui peuvent réaliser de telles choses, mais aussi quelqu’un comme moi – l’archétype de la ménagère».
Comment en es-tu venue à la randonnée longue distance?
Tout à fait par hasard. En 2003, je travaillais encore dans l’assainissement d’entreprises. J’avais la trentaine, je gagnais bien ma vie et j’étais aux États-Unis pour des vacances. Dans le parc national de Yosemite, j’ai rencontré des randonneurs longue distance. Ils dégageaient un tel enthousiasme que j’ai tout de suite été fascinée par leur mode de vie.
Et ensuite?
Quelques mois plus tard, le destin m’a donné deux énormes coups de pied au derrière. D’abord, j’ai été licenciée, et ce, comme dans un mauvais film. La veille de Noël, avec dix minutes pour plier bagage. J’étais à la maison à panser mes plaies, puis le second coup du sort a frappé: un bon ami à moi, qui avait exactement dix ans de plus que moi, a subi des lésions cérébrales irréversibles suite à un AVC et s’est retrouvé avec l’âge mental d’un enfant de trois ans. Je lui ai souvent rendu visite à sa clinique et à un moment donné, je me suis posé la question: qu’aurait-il fait s’il avait su le sort qui l’attendait? J’ai alors réalisé que la ressource la plus importante dans la vie n’était pas l’argent, mais le temps, car il ne peut être ni planifié ni augmenté. Peu de temps après, j’ai pris la décision de marcher 4265 kilomètres sur le Pacific Crest Trail, du sud au nord des États-Unis.
Tu le dis toi-même: «À l’époque, j’avais cinq kilos en trop, un sens de l’orientation déplorable et étais plutôt du genre à avoir le vertige.» Comment t’es-tu préparée?
En faisant des recherches, j’ai découvert que le facteur clé dans une randonnée longue distance était le poids du sac à dos. Ce n’est pas une question de force, mais d’endurance et de résistance mentale. Par mon métier, j’aime analyser les choses très minutieusement et présenter le tout dans des tableaux Excel interminables. Au lieu d’aller à la salle de sport, j’ai optimisé le poids de mon équipement jusque dans les moindres détails. C’est ainsi qu’en avril 2004, je me suis retrouvée à la frontière américano-mexicaine sans aucun entraînement et en sachant: tu dois marcher 36 kilomètres aujourd’hui pour atteindre la prochaine source d’eau.
Tu as réussi le PCT du premier coup. Un an plus tard, sur le Continental Divide Trail (environ 5000 km), tu avais une stratégie bien à toi pour tenir les grizzlis à distance…
Les ours sont bien sûr une préoccupation majeure sur les sentiers de randonnée longue distance aux États-Unis. Il y a des règles à respecter. L’une d’entre elles: il faut signaler ta présence aux ours. En effet, les animaux sont les plus dangereux lorsqu’ils sont pris par surprise. Tu dois donc faire du bruit en permanence, la voix humaine étant l’outil le plus efficace. C’est pourquoi j’ai traversé tout l’état du Montana en fredonnant l’hymne national allemand. C’était la seule chanson dont je connaissais toutes les paroles par cœur. (rires)
D’innombrables autres randonnées ont suivi. De quoi vis-tu aujourd’hui?
En premier lieu, de l’argent que j’avais mis de côté lorsque je travaillais comme manager. Mais cela n’a été possible que parce que je suis très économe de nature. Je n’éprouve aucun plaisir à dépenser de l’argent. Quand je suis en Allemagne, je vis dans un appartement en préfabriqué de 35 mètres carrés dans le quartier de Marzahn à Berlin et je paie un loyer de 285 euros – autant dire que ce n’est pas un cadre de vie idyllique. Lors de mes randonnées, je dors presque exclusivement sous la tente. En moyenne, je m’en sors bien aujourd’hui avec environ 1000 euros par mois.
«Il n’y a pas que les personnes jeunes, athlétiques et entraînées qui peuvent réaliser de telles choses, mais aussi quelqu’un comme moi - l’archétype de la ménagère.»
Pourquoi refuses-tu depuis toujours de collaborer avec des sponsors?
Parce que je veux garder ma liberté et mon indépendance. Je ne veux pas qu’on me dise quand et où je dois être, quels produits je dois porter et comment je dois me vendre. En outre, avec un sponsor sur le dos, je serais obligée de mieux documenter mes randonnées par des photos. Cela impliquerait de transporter un véritable appareil photo, ce qui est impensable pour moi.
Ton sac à dos pèse à peine cinq kilos. Que contient-il?
Mon paquetage est articulé autour de quatre besoins: la chaleur, la protection contre les intempéries, les provisions et l’eau. Tout ce qui se trouve dans mon sac à dos répond à l’un de ces besoins. Ma tente à paroi unique pèse moins d’un kilo, mon tapis de sol ne m’arrive qu’aux genoux et je n’emporte que deux jeux de vêtements – un pour la randonnée, un pour dormir.
À quelle fréquence as-tu besoin de nouvelles chaussures?
Toutes les six semaines environ. Selon l’endroit où je voyage, cela représente un véritable défi logistique. C’est là que mon expérience professionnelle me sert beaucoup. Je fais des recherches à l’avance pour savoir où trouver les chaussures dont j’ai besoin. Ensuite, je cherche des consignes à colis qui se trouvent sur le chemin ou je repère des magasins dans lesquels je peux acheter de nouvelles chaussures.
Comment le corps réagit-il à la randonnée longue distance?
Il se met assez rapidement dans une sorte de mode de fuite. Tu commences à ressentir ce que l’on appelle la faim du randonneur, tu ne penses qu’à manger toute la journée. Le corps veut faire des réserves parce qu’il ne sait pas combien de temps cette fuite va durer. La plupart des femmes finissent par ne plus avoir leurs règles – et pour cause, tomber enceinte en pleine fuite serait plutôt malvenu. Et le corps stimule le système immunitaire, il se défend mieux contre les maladies infectieuses. Cela va de soi, personne ne veut tomber malade pendant une fuite. En tout cas, je n’ai jamais eu le moindre rhume pendant mes randonnées au cours de toutes ces années.
Quelles sont les qualités requises pour une randonnée longue distance?
La détermination. Il faut être prêt à faire passer ton objectif avant tout: tes exigences de confort, tes habitudes alimentaires et souvent aussi tes interactions sociales. Si tu tombes sur un groupe déjà assis pour le repas du soir, mais que ton objectif du jour est encore à des kilomètres, tu ne peux pas te joindre à eux. Cela peut paraître brutal, mais c’est la réalité. En revanche, l’importance de la condition physique est totalement surestiméee, car elle vient naturellement en cours de route.
Quels sont les préjugés sur la randonnée longue distance qui sont tout simplement faux?
Qu’une randonnée de ce type ne peut être agréable que dans des paysages aussi spectaculaires que possible. En réalité, avec le temps, le paysage n’est plus qu’une toile de fond. Ce dont on se souvient ensuite, ce sont les moments où l’on s’est accroché et les rencontres humaines. Ce n’est pas parce que tu as vu une photo spectaculaire d’un trail quelque part qu’il te conviendra forcément. Le paysage n’est qu’un des nombreux facteurs d’une bonne randonnée, ton budget et le temps dont tu disposes sont également importants.
En quoi les hommes et les femmes sont-ils différents sur ce genre de randonnée?
Les hommes, surtout les jeunes, cherchent toujours à vaincre quelque chose, par exemple le prochain sommet. Alors que pour ma part, cela ne me pose aucun problème de contourner un sommet. Pour les hommes, cela devient souvent compliqué dès lors qu’il n’y a plus rien à conquérir. Sur le Continental Divide Trail, j’étais accompagnée d’un homme. Au début, il grimpait chaque montagne en courant, et j’avais du mal à le suivre. Puis nous avons atteint le Great Divide Basin, un immense plateau. À cet endroit, tu peux voir aujourd’hui où tu seras dans deux jours. Même si mon compagnon de route était sans doute plus fort que moi physiquement, il a eu un énorme problème de motivation et s’est complètement effondré.
a grandi à Forchheim en Allemagne. Elle a étudié la communication sociale et économique à Berlin et a ensuite travaillé dans l’assainissement d’entreprises, où elle a remis sur les rails des entreprises en difficulté. En 2004, elle a parcouru le Pacific Crest Trail (4265 km). Aujourd’hui, elle voyage six à huit mois par an aux quatre coins du monde, et fait du canoë et du vélo en plus de ses randonnées. Christine Thürmer a répertorié ici toutes ses randonnées.
Les femmes sont-elles donc par nature mieux prédisposées à parcourir de longues distances?
En tout cas, les statistiques montrent qu’elles abandonnent moins souvent. Il existe une tradition sur les trails américains: à l’arrivée, tout le monde se déshabille et prend une photo. Au fil des années, j’ai vu beaucoup de ces photos et à un moment donné, j’ai remarqué que les hommes paraissaient souvent nettement plus épuisés. Ce n’est pas scientifiquement prouvé, mais ma théorie est que les hommes ont tendance à repousser plus loin leurs limites en randonnée longue distance et c’est pourquoi il ne leur reste quasiment plus de réserves à la fin. Je pense que les hommes sont plus performants ponctuellement, mais que les femmes gèrent mieux leur énergie et sont plus résistantes mentalement.
Pour ton dernier livre, tu as beaucoup voyagé en Europe: qu’est-ce qui différencie les sentiers de randonnée européens de ceux des États-Unis?
Je trouve que l’Europe est totalement sous-estimée. Les États-Unis sont environ 230 fois plus grands que la Suisse et ont 37 fois plus d’habitants, mais le réseau de sentiers de randonnée n’est que cinq fois plus long. L’offre de sentiers aux États-Unis est donc relativement faible par rapport à la taille du pays et au nombre d’habitants. Par conséquent, il est rare d’être vraiment seul sur les sentiers. Alors qu’ici, en Europe, nous avons des possibilités infinies et une diversité culturelle incroyable sur le pas de la porte. En effet, dans la majeure partie de l’Europe, tu traverses toujours des paysages culturellement riches. Mais à mon avis, ce n’est pas moins bien ou mieux que la nature sauvage, c’est juste différent.
En Estonie, tu as eu un sérieux problème avec des taons. Quelle a été ta solution?
Je voulais faire le sentier Oandu Ikla. À peine avais-je commencé à marcher que j’ai été attaquée par des hordes de gros taons noirs. La chaleur corporelle, le mouvement et surtout la sueur attirent les insectes. J’étais donc la victime parfaite et j’ai été tellement piquée que je devais faire quelque chose. Pour couronner le tout, je n’avais qu’un pantalon trois-quarts. J’ai alors trouvé un conseil sur Internet: s’habiller comme un zèbre! Le motif à rayures est censé éloigner efficacement les taons. Je me suis donc procuré un pantalon long avec un motif zèbre et là, miracle: j’étais enfin tranquille! (rires) Cela est dû à un effet optique, les taons ne savent plus où se poser. Il est toutefois à noter que cette astuce ne fonctionne pas avec les moustiques…
Te sens-tu parfois seule dans tes randonnées?
Non, même si c’est un choix délibéré de toujours marcher seule, je ne me sens jamais seule. Il y a là une grande différence. Être seule est plutôt une forme de libération pour moi, j’apprécie beaucoup de pouvoir décider à ma guise et de ne pas devoir me concerter en permanence. Et pour ce qui est de la solitude: je rencontre toujours des gens et je suis aussi en contact étroit avec mes amis. Quand je suis en Europe, il m’arrive de passer des heures au téléphone pendant que je marche.
Comment rencontres-tu des gens en cours de route?
Sur de si longues randonnées, tu mènes une vie relativement simple. Tu n’as pas besoin d’aller chercher les enfants au sport ou de penser à l’hypothèque de ta maison. C’est justement lorsqu’on se retrouve seul sur la route que la tête se vide complètement et qu’on a soif de découverte. Mon intérêt pour les autres est alors décuplé quand je rencontre des gens. Ils veulent souvent que je raconte ma vie. Mais je préfère écouter, poser des questions et plus tard, quand je suis à nouveau seule, y réfléchir tranquillement.
Où puises-tu ta motivation?
Il existe deux types de motivation pour une randonnée longue distance: certains voient la randonnée comme une échappatoire, une manière de fuir une situation de vie et de digérer leurs problèmes. C’est à mon avis une motivation négative, la randonnée étant alors un moyen d’atteindre une fin par une forme de fuite. En ce qui me concerne, c’est plutôt le processus de la marche en soi qui me motive: j’ai choisi délibérément la randonnée et ce mode de vie. Je suis heureuse et je ne pense pas à arriver à un but, je veux juste continuer à marcher, et ce, au moins pour les 20 prochaines années…
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