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À travers la Sibérie en packraft et en vélo

Drohnenbild: Nadelwald und Gewässer.
Porträtbild Kilian
Kilian
Auteur invité, 4-Seasons
© Photos

Qu’est-ce qu’une ancienne carte militaire russe, la star hollywoodienne Ewan McGregor et deux canots pneumatiques ont en commun? Kilian Reil et Roman Brünner vous l’expliquent dans cet article ressassant leur voyage de 2000 kilomètres en vélo et en packraft sur la «Road of Bones», à travers les contrées sauvages de Sibérie.

Roman parcourt de la main un dédale de lignes, de traits et de zones vertes. De nombreuses et immenses zones vertes. Il est agenouillé par terre, penché sur une carte format XXL. On croirait voir un labyrinthe: il suit une ligne du doigt jusqu’à faire face à une chaîne de montagnes. Roman pousse un soupir. Il se redresse, puis essaie de trouver un autre chemin. Les applis et tracés GPS ne lui seraient pas d’une grande aide. Quand on se lance dans des recherches sur l’est de la Russie, on arrive vite aux frontières du numérique. Il n’a pas fallu longtemps à Roman pour évoquer le terme de «Bikerafting». Nous, Européens, n’avons pas l’habitude de combiner vélo et canot pneumatique pour nous déplacer. Pourtant, cette association de pratiques sportives ouvre de nouvelles possibilités, à savoir de connecter les sentiers aux voies maritimes. Nous ne sommes donc plus seulement intéressés par les routes, mais aussi par les rivières.

L’échec d’une star hollywoodienne

Quelques jours plus tôt, nous finissions enfin par trouver du matériel cartographique exploitable dans les tréfonds d’Internet. Il s’agissait de cartes militaires datant des années 50 que nous avions dénichées sur un site web plutôt douteux. Roman et moi étions sidérés par la qualité du travail réalisé. Même les coins les plus reculés et les moins habités étaient cartographiés.

Lors de nos discussions, la région entre la Léna et les monts de Verkhoïansk, la Iakoutie, revenait à chaque fois sur le tapis. Également appelée république de Sakha, la Iakoutie fait environ soixante-dix fois la taille de la Suisse. Pourtant, elle ne compte qu’un million d’habitants, dont la moitié environ vit à Iakoutsk, la capitale.

  • Aufnahme von oben, zwei Personen mit bepackten Velos fahren auf einer schlammigen Strasse, links und rechts eine Wiesen-Wald-Landschaft.

    Par rapport à ce que l’on peut trouver sur la «Road of Bones», il s’agit d’une section plutôt praticable.

    Photo © Kilien Reil
  • Ein Mann schiebt sein bepacktes Bike, die Strasse ist sehr schlammig.

    Les deux aventuriers ont dû descendre de leur vélo plus d’une fois à cause de la boue.

    Photo © Kilian Reil
  • Gezeichnete Karte der Road of Bones in Sibirien.

    L’itinéraire de la «Road of Bones» en Sibérie: des routes, des rivières et de la boue.

    Photo © Kilian Reil
  • Landschaftsbild des Flusses Lena in Jakutien.

    Le fleuve Léna en Iakoutie.

    Photo © Kilian Reil
  • Zwei Personen auf bepackten Bikes in der Wildnis von Sibirien.

    Kilian et Roman

    Photo © Kilian Reil
  • Jemand sitzt in der Wildnis, er hat ein Lagerfeuer entfacht.

    Un grand feu de camp suffira-t-il à éloigner les ours?

    Photo © Kilian Reil

Une semaine plus tard, je recevais un e-mail de Roman: «Il faut qu’on regarde ça ensemble!», suivi d’un lien vers une vidéo. On y voyait un homme en moto sur une surface que l’on ne caractériserait sans doute pas de sentier en Europe, mais plutôt de terrain vague. L’homme en question? Ewan McGregor, l’acteur que l’on connaît pour son rôle du Jedi Obi-Wan Kenobi dans «Star Wars». La série documentaire «Long Way Round» retrace son périple sur la Kolyma Trassa, de Iakoutsk à Magadan.

La Kolyma Trassa, également appelée «Road of Bones» en Occident, a été construite par des milliers de forçats lorsque Staline était au pouvoir. Sous son règne, d’innombrables prisonniers politiques et détenus du goulag ont trouvé la mort entre 1927 et 1953, soit exécutés, soit à cause de la faim ou des conditions climatiques extrêmes. On dit que leurs ossements constituent les fondations de la Road of Bones; c’est ce qui lui vaut son nom.

La moto de McGregor n’était pas adaptée à ce type de sentier: après plusieurs déconvenues, l’acteur et son équipe durent se joindre à un convoi. Ce n’est que de cette manière qu’ils parvinrent à la ville reculée de Magadan, au bord de la mer d’Okhotsk. J’en étais convaincu: notre aventure devait avoir pour destination la Iakoutie et la route des os.

«Good Luck!»

Après neuf mois de préparations, nous avions enfin un itinéraire: parcourir 1300 kilomètres sur la Road of Bones en partant de Iakoutsk, pousser nos vélos pendant 200 kilomètres à travers l’arrière-pays, pagayer 20 kilomètres sur un lac glaciaire, franchir un col de 150 kilomètres de long et, pour finir, couvrir 500 kilomètres sur une rivière jusqu’à atteindre la mer d’Okhotsk. Aussitôt dit, aussitôt fait: c’est avec grand soulagement que nous nous posons sur la piste d’atterrissage de Iakoutsk fin juillet 2019. Avec nos 140 kilos de bagages, nous sommes enfin arrivés au point de départ de notre aventure. Cinq semaines de nature sauvage sibérienne nous attendent. Un itinéraire d’environ 2000 kilomètres et une sacrée quantité de caillasse et de boue.

Les quelques premiers kilomètres à la sortie de Iakoutsk se révèlent déjà – disons-le – palpitants. Entre les dépassements de justesse, les klaxons et les gestes frénétiques des automobilistes, il semble que les locaux n’aient pas vraiment l’habitude de voir des vélos. Après dix kilomètres, nous arrivons au terminal du ferry de la Léna, le plus grand fleuve de Iakoutie. Nous avons vite compris qu’il ne serait pas possible de le traverser avec nos packrafts, car le courant est trop fort. Nous oublions donc notre croisière d’inauguration et prenons le ferry jusqu’à la rive d’en face. Pendant la traversée d’une heure, un vieillard nous approche. À la vue de nos vélos, il secoue la tête, rit et nous donne une bouteille de vodka à moitié pleine. «Pour la route...», nous dit-il le sourire aux lèvres. À quoi il ajoute une phrase que nous entendrons à plusieurs reprises par la suite: «Good luck!».

Sur l’autre rive, nous commençons à rouler sur la piste rocailleuse. On y est: la «Road of Bones». Nous traversons des forêts clairsemées de mélèzes et de pins, des bosquets de bouleaux, et passons devant d’anciens kolkhozes en ruine, des fermes abandonnées et des hardes de chevaux sauvages.

En pleine nature

L’initiale diversité de paysages tourne rapidement à la monotonie. Des arbres, rien que des arbres. Des forêts à perte de vue. À l’horizon, nous ne distinguons qu’avec difficulté l’objectif de notre première étape, les monts Sountar-Khayata. La surface du sentier, plus variée que le panorama, est un joyeux mélange de sable et de cailloux. Le soir, nous installons notre tente sur une plage de galets le long de la rivière, le seul endroit à proximité du sentier qui n’est pas dans la forêt. Alors que je suis parti chercher du bois pour le feu, Roman m’appelle. Il pointe du doigt le sable à ses pieds. Les traces fraîches du passage d’un ours y sont clairement reconnaissables. Nous échangeons un regard inquiet et décidons ce soir-là d’alimenter suffisamment le feu de camp pour créer de hautes flammes.

Sacs de vélo

Après cinq jours, nous atteignons Chandyga, une petite ville au bord de la rivière Aldan. Les vieilles usines couvertes de rouille, les camions abandonnés, les carcasses de voitures dans les jardins et les cabanes et portes en bois à la peinture écaillée donnent à la ville un aspect plutôt austère. Nous pédalons jusqu’au centre du village où les quelques habitants nous accueillent avec des visages surpris. Quelques enfants nous observent avec étonnement tandis que nous posons nos vélos chargés à l’entrée d’un petit supermarché et que nous nous mettons à la recherche d’un peu de nouveauté culinaire.

Nous parcourons les derniers kilomètres tirés au cordeau de la Road of Bones et atteignons enfin la fin d’étape tant attendue: les montagnes. Nous apprécions chaque virage et chaque montée à leur pleine mesure. Un camion nous dépasse. La poussière s’accumule jusqu’à former une croûte épaisse sur nos bras.

Le neuvième jour, nous quittons la Road of Bones. C’est en poussant nos vélos plus qu’en pédalant, à raison de 40 kilomètres par jour, que nous progressons lentement vers notre prochaine destination, la Dyby, une rivière qui prend sa source dans les montagnes et se jette dans l’Aldan.

Arrivés à la Dyby, nous déballons nos canots en caoutchouc rouges. Des canots qui – nous l’apprendrons plus tard – sont bien plus résistants que ce que l’on pourrait penser. Nous rangeons nos bagages et nos vélos à l’avant des canots. Les 70 kilos de charge les rendent difficiles à manœuvrer. Nous avions certes fait un essai avant de prendre le départ, mais les conditions n’étaient pas comparables à celles des rivières russes aux eaux tumultueuses.

On continue, non?

La Dyby traverse les paysages montagneux de Iakoutie et compte plusieurs rapides délicats. Ces passages ne sont pas difficiles techniquement, mais ils sont imprévisibles. Des arbres renversés et des racines se cachent sous la surface de l’eau. Divers cours d’eau se rejoignent, formant des contrecourants et des remous importants.

  • Zwei Personen auf einem Packraft, darauf verladen jeweils die Bikes.
    Photo © Kilian Reil
  • Skizze eines selbst gebauten Katamaran mit zwei Packrafts.

    Le catamaran fait maison.

    Photo © Kilian Reil
  • Zwei Männer beim Essen.

    Chez Kolya (à gauche), nous avons enfin eu droit à une douche chaude et à une soupe après quatre semaines d’aventures.

    Photo © Kilian Reil
  • Foto von oben, Gals mit eingemachtem Gemüse, ein Fisch und Vodka.

    Repas sibérien: poisson cru et vodka.

    Photo © Kilian Reil

Au cours du deuxième jour de navigation, j’aperçois trop tard que deuxtroncs d’arbre se cachent sous la surface de l’eau. Le courant me pousse vers eux et mon canot nous retrouvons coincés par sous les branches situées sous l’eau. Le canot s’enfonce de plus en plus sous les troncs d’arbres; aucune chance de me libérer. Je prends une bouffée d’air et essaie de m’orienter. J’attrape les branches au-dessus de moi et je m’y accroche. Mon cœur bat la chamade et je commence à avoir froid. Finalement, je parviens à me libérer à la dernière seconde et à me hisser sur la rive. Mon embarcation est coincée entre les troncs d’arbres comme un tube de dentifrice vide. Mon vélo et mes bagages y sont toujours attachés. Je puise dans mes dernières forces pour sortir le canot de l’eau.

Passé le choc, nous constatons avec soulagement que le canot et les bagages sont miraculeusement intacts. «On fait quoi maintenant?», demande Roman en me donnant une tape sur le dos. Je sèche mes lunettes à l’aide d’une serviette de bain et lui réponds: «Ben... on continue, non?».

Nous nous mettons d’accord sur une chose: à partir de maintenant, nous prendrons le temps d’examiner chaque passage difficile et, si nécessaire, nous les contournerons en prenant large. Nous remettons nos canots à l’eau. Quelques kilomètres en aval, la rivière devient plus large et le courant plus tranquille. Les paysages spectaculaires et la nature aux couleurs chatoyantes nous font oublier l’incident. Nous sommes sans doute les seuls humains à plus de cent kilomètres à la ronde. Ici et là, on aperçoit un élan ou un ours sur la rive. Je respire profondément et Roman m’adresse un sourire de satisfaction. Cela fait trois semaines que nous sommes en Iakoutie.

Casques de vélo

Nous parcourons 300 kilomètres en aval avant de rejoindre l’embouchure de l’Aldan, une vaste rivière qui se jette dans l’océan Arctique par la Léna. La navigation se fait plus monotone. Depuis que nous avons quitté les montagnes, le vent de face a gagné en intensité. Mais Roman met à profit son savoir-faire dans le domaine de la voile pour nous faire gagner en vitesse. Sur le rivage, nous récupérons de jeunes peupliers dans de grandes piles de bois flottant afin de scier quelques planches. Nous bricolons un catamaran à partir de nos canots, de ces planches et en ajoutant un mât au milieu. Notre bâche nous sert de voile. Nous descendons l’Aldan à une vitesse de pointe de 15 kilomètres par heure, en passant devant de petits villages et quelques péniches esseulées.

En avant toute

Nous voici à la fin du mois d’août. Nous tirons notre voilier vers la terre ferme pour aborder l’étape finale. Les températures ont chuté ces derniers jours et les pluies incessantes commencent à nous peser. Depuis le village d’Ust’-Tatta, une route nous ramène vers la dernière portion de la Road of Bones. Malheureusement, la pluie en a fait un profond bourbier. Le sol argileux colle à nos pneus et à notre cadre. Bref, nous n’avançons plus.

Tandis que Roman et moi discutons en vain de nos options, une vieille Jeep bringuebalante déboule en face de nous. Trois hommes en sortent et nous demandent gaiement où nous allons. Lorsque nous leur expliquons notre projet, ils éclatent de rire. Puis ils nous montrent nos vélos et pointent du doigt le toit du 4 x 4. Dans un anglais approximatif, ils nous suggèrent de venir pêcher avec eux.

Une excursion aux répercussions douloureuses

Une fois nos vélos installés sur le toit de la Jeep, le conducteur nous fait la démonstration spectaculaire de ses talents au volant. Nous nous arrêtons à l’entrée d’une petite maison en bois dont la peinture de la façade commence à s’écailler. La porte s’ouvre et une femme nous salue chaleureusement. Elle est la mère de l’un des hommes. Par quelques gestes, elle nous montre la table et nous fait comprendre qu’elle veut nous apporter quelque chose à manger.

À la fin du repas chaud, Kolya, l’un des hommes, nous emmène dans un cabanon servant de sauna: nous devons nous laver avant de partir à la pêche. Après quatre semaines sans douche, nous obtempérons avec grand plaisir, nous en avions bien besoin.

Équipement pour les sports nautiques

Peu après, nous reprenons la direction de l’Aldan en Jeep. Et nous avons de la compagnie. Environ 25 hommes se pressent autour de petits bateaux en aluminium. Une fois à bord, nous naviguons jusqu’à atteindre une rangée de cabanes en rondins dans la forêt. Les hommes portent des tenues de camouflage, des fusils et sortent quelque 80 bouteilles de vodka des cabanes. Une chose est claire: la soirée promet d’être sportive.

Je me réveille le lendemain matin avec un mal de tête lancinant. Au petit-déjeuner, l’un des hommes nous glisse deux verres de vodka. Il nous assure en langage des signes que la gueule de bois se dissipera plus rapidement de cette manière.

En fin de matinée, les hommes se répartissent à nouveau dans les bateaux. Roman et moi échangeons des regards perplexes, car notre bateau est le seul à remonter le courant. Nos deux compagnons ont une conversation animée, puis nous finissons par nous arrêter quelques kilomètres plus loin, au beau milieu de l’immense rivière. Kolya jette l’ancre et commence à sortir des filets de l’eau. Les hommes attrapent les poissons et les jettent dans les seaux à nos pieds. Nous retournons aux cabanes en rondins avec deux seaux remplis d’esturgeons.

Jusqu’au bout

Le lendemain, nous quittons le village et prenons la route pour Iakoutsk. Nous avons encore 350 kilomètres à parcourir sur des pistes accidentées et dans la boue. Nous devons nous dépêcher, car notre petite expédition avec les pêcheurs nous a retardés de manière inattendue.

Nous arrivons à Iakoutsk après cinq semaines. Nous discutons de notre expérience autour d’une tasse de café. Les immenses étendues de cette région et le temps passé dans la nature ont marqué nos esprits. Étions-nous sûrs de réussir à parcourir toute la distance? Certainement pas! Est-ce que nous referions un voyage de bikerafting? Sans aucun doute! La Mongolie conviendrait parfaitement. Ou, pourquoi pas, dans les montagnes des Tatras, histoire de réduire notre empreinte carbone. Peut-être même le Groenland? C’est ainsi que ce voyage se termine, c’est-à-dire comme il a commencé: par la recherche de notre prochaine aventure.

  • #Sports nautiques

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