Iris KĂ¼rschner
La vallée la plus encaissée de Suisse et le plus haut vignoble d’Europe – les superlatifs ne manquent pas pour décrire le Tärbinerberg, en Valais. La tranquillité que les adeptes de randonnée peuvent y trouver est d’autant plus surprenante.
Un tel bain de lumière dorée, voilà un spectacle auquel nous ne nous attendions pas. Le voile de nuages gris de l’après-midi avait laissé présager une soirée plutôt terne. Mais à l’ouest, une brèche est restée libre pour le soleil couchant, qui projette maintenant toute son ardeur sur le paysage, comme s’il était électrifié.
Le corps tout entier, chacune de ses cellules, absorbe la lumière dorĂ©e et rayonne lui-mĂªme de plus en plus. La sensation dâ€™Ăªtre seuls au monde sur ce sommet est tout aussi irrĂ©elle. Et ce, Ă seulement six kilomètres Ă vol d’oiseau de la ville de Viège, oĂ¹ la circulation est dense. Nous nettoyons les crottes de souris du tipi abandonnĂ© que nous avons eu la surprise de trouver lĂ -haut. Sac de couchage et matelas trouvent leur place sur une estrade en bois.
Mais rembobinons la journée, qui a commencé au petit matin à Viège. Cela fait du bien de pouvoir partir directement de la gare, et pas seulement pour notre conscience et pour réduire notre empreinte carbone. Nous traversons les ruelles sans stress et en toute sérénité. En voiture, nous ne pourrions jamais vraiment saisir le charme de Viège. Au-dessus des bouillonnements de la Vispa, des flancs abrupts grimpent vers le ciel, les glaciers du Balfrin scintillent dans les hauteurs et donnent un premier aperçu de la vallée la plus profonde de Suisse. Alors que toutes les personnes qui aiment se montrer se ruent sur Zermatt et Saas-Fee au fond de la vallée, Dieter et moi préférons gravir le sommet d’une montagne au nom sans prétention, l’Ochsenhorn (2912 m). Tout seuls, mais entourés de sommets prestigieux.
Bref instant de flĂ¢nerie dans le dĂ©cor mĂ©diĂ©val de la colline de la vieille ville. Des panneaux apposĂ©s sur les façades indiquent les noms de la noblesse qui a logĂ© dans les somptueuses maisons, l’histoire de la pierre bleue que l’on trouve sur le chemin, ainsi que celle de la Suste datant de 1352, haut lieu de transbordement de marchandises. Nous avons failli passer Ă cĂ´tĂ© de la fresque qui orne la Schuhmacherhaus, un ancien bar Ă vin. On peut y voir deux porteurs de raisins lourdement chargĂ©s de Gouais (Gwäss). Un premier indice de la prĂ©sence de cet or liquide Ă Visperterminen. Car il faut traverser le plus haut vignoble d’Europe, qui jouxte la vieille ville. Le Gouais, ou Gwäss, qui porte le nom du plus ancien cĂ©page connu, Ă©tait le vin blanc de pays le plus rĂ©pandu au 16e siècle. De mĂªme, de nombreux Â«Ăœsserschwiizer» n’ont jamais entendu parler d’autres cĂ©pages tels que le Lafetschna, l’Himbertscha, le Cornalin, le Resi, l’Eyholzer ou l’Humagne. Certains de ces cĂ©pages autochtones, que l’on ne trouve guère ailleurs, sont soigneusement cultivĂ©s dans le vignoble de Visperterminen.
Il s’étend des rives de la Vispa, Ă 650 mètres d’altitude, jusqu’à 1125 mètres. Un sentier viticole nous guide Ă travers les vignobles en terrasses escarpĂ©s, dont la parcelle la plus haute porte le nom Ă©vocateur de «Himmelreich», autrement dit le «royaume des cieux». Ça sent le sud. Des herbes sauvages poussent entre les vignes. Les figues et les kiwis, les lĂ©zards et les mantes religieuses semblent Ă©galement apprĂ©cier la chaleur de ce versant ensoleillĂ©. La plus grande surface cultivĂ©e est occupĂ©e par le cĂ©page Heida – un terme enchanteur pour tous les amateurs et amatrices de vin, un cĂ©page ancestral extrĂªmement rare, considĂ©rĂ© comme la «perle des vins alpins». Il s’agit plus prĂ©cisĂ©ment du cĂ©page Savagnin blanc (Ă ne pas confondre avec le Sauvignon), connu dans le Tyrol du Sud sous le nom de Traminer. Mais d’après les connaisseurs, rien n’arrive Ă la cheville de l’Heida. Le soleil ardent, qui accumule son Ă©nergie dans les murs de pierres sèches pendant la journĂ©e et libère sa chaleur la nuit, fait grimper le taux de sucre dans les grappes Ă des niveaux qui ont de quoi faire rĂªver.
Au dĂ©part de Visperterminen, nous coupons un tronçon de chemin boisĂ© en prenant le tĂ©lĂ©siège, puis nous montons de la station supĂ©rieure de Giw Ă travers les derniers bosquets de mĂ©lèzes dans un panorama Ă©poustouflant. Le Fletschhorn (3985 m), le massif des Mischabels et le Weisshorn (4506 m) sont tout proches. Au nord, la crĂªte des Alpes bernoises avec le Bietschhorn est en point de mire. On peut mĂªme apercevoir le glacier d’Aletsch.
La trace discrète d’un sentier montre Ă quel point les randonneurs se font rares sur l’arĂªte. D’abord large crĂªte, elle se rĂ©trĂ©cit pour devenir une ossature rocheuse sur laquelle il faut de temps en temps mettre les mains. Sous les flancs sud-est de l’Ochsenhorn, un Å“il bleu scintille. Le Blausee est dĂ©jĂ dans l’ombre lorsque nous passons et descendons dans la vallĂ©e de la Nanz. Comme s’il avait Ă©tĂ© tracĂ© Ă la règle, le bisse d’Heido dessine un ruban sur les cĂ´tĂ©s de la vallĂ©e. Du temps des paĂ¯ens, donc avant l’évangĂ©lisation, ce canal d’eau acheminait dĂ©jĂ Ă l’époque le prĂ©cieux liquide du glacier de Gamsa, au pied du Fletschhorn, vers les vignes assoiffĂ©es. Le Valais a toujours connu de faibles prĂ©cipitations, les hautes montagnes bloquant les nuages de pluie. Nos ancĂªtres ont donc dĂ» faire preuve de crĂ©ativitĂ© pour apprivoiser la gestion de l’eau. Le système Ă©tait ingĂ©nieux, avec seulement une lĂ©gère pente pour maintenir la force de l’eau Ă un niveau bas et dans les canaux. Et souvent Ă travers un terrain difficile. Certains tronçons de l’Heido ont dĂ» Ăªtre creusĂ©s dans la roche.
La marche du retour le long du bisse en direction du col de Gibidum et de Giw a des airs de méditation, bercée par le clapotis apaisant du ruisseau. Au Gibidumsee, nous tombons sur le tipi abandonné.
La première impression qui nous vient Ă l’esprit lorsque nous sortons de la tente le matin, Ă©bahis devant un mur blanc, c’est que le Weisshorn jaillit directement du lac. L’air pur de l’automne donne une illusion de proximitĂ©. Heinz Stoffel aime lui aussi se promener ici. Ce «Tärbiner» (nom des habitants de Vispertermin) travaille Ă la Lonza, mais il est aussi guide de randonnĂ©e. Sans lui, nous n’aurions sans doute mĂªme pas remarquĂ© le sentier secret qui traverse le Chrizerhorlini. Et nous ne serions pas non plus descendus Ă Ă„ntschi par la Wyssi Flue.
Depuis cette clairière idyllique, on voit la vallée de la Nanz et on découvre deux bisses presque oubliés: le Niwa supérieur et le Niwa inférieur. «Il était très laborieux de les entretenir sur les flancs abrupts et on pouvait y laisser sa vie», raconte Heinz. Les intempéries, les avalanches et les coulées de boue détruisaient souvent des tronçons entiers. L’arrivée d’un tunnel a changé la donne. Sa construction à la fin du 19e siècle a constitué une entreprise monstrueuse. Il a été creusé dans la roche en grande partie à la main. Avec ses 2647 mètres de long, ses deux mètres de haut et ses 1,3 mètre de large, il a nécessité cinq fois plus de temps que prévu pour sa construction, qui devait durer quatre ans. Son inauguration en 1916 a permis d’assurer la continuité de l’irrigation des précieuses terres et prairies du Tärbinerberg. Des périodes de sécheresse sévères avaient auparavant contraint des communautés entières à émigrer, souvent vers l’Argentine ou les États-Unis. L’éclairage électrique est apparu avec le tunnel et la Lonza a acheté le droit d’utiliser l’eau pour produire de l’électricité en hiver et la nuit.
Nous marchons le long du Niwa jusqu’au HĂ¼oterhĂ¼si. Le chemin prend parfois des allures pĂ©rilleuses, sous la forme d’une passerelle en bois posĂ©e en Ă©quilibre sur des parois rocheuses verticales. Cela donne une idĂ©e des dangers auxquels le gardien de l’eau Ă©tait exposĂ©. «On prenait de prĂ©fĂ©rence des cĂ©libataires comme gardiens des bisses», explique Heinz, «car il y en avait toujours qui y laissaient leur peau». En tant que tĂ©moin clĂ© de cette Ă©poque, la commune a fait remettre en Ă©tat le HĂ¼oterhĂ¼si de l’annĂ©e 1764, dans lequel plus aucun gardien de l’eau ne vit depuis longtemps. Aujourd’hui, cette tĂ¢che incombe au chef du centre de voirie Eligius Stoffel et Ă son Ă©quipe. Ă€ trois, ils arpentent les 13 bisses du village toutes les trois semaines. En automne, par exemple, les aiguilles des mĂ©lèzes peuvent obstruer les conduites d’eau. Heinz sort de son sac Ă dos des plaquettes de bois appelĂ©es «Wasserteseln». Autrefois, les droits et obligations complexes liĂ©s Ă l’eau Ă©taient consignĂ©s non pas par Ă©crit, mais par des gravures. «En raison de l’analphabĂ©tisme et parce que le papier n’existait pas encore», explique Heinz. Depuis longtemps, l’eau est gĂ©rĂ©e informatiquement pour savoir qui l’obtient et Ă quel moment sur sa parcelle.
Peu après le mĂ©morial culturel, nous arrivons sur le Bodmeri. Le plus rĂ©cent des bisses du Tärbinerberg transporte l’eau de tunnel. L’eau coule encore en abondance, car les glaciers fondent. Mais la terre a soif. Autrefois, un pic de chaleur de 32 degrĂ©s faisait l’objet d’une note dans le journal Walliser Bote, explique Heinz. Mais aujourd’hui, c’est tout Ă fait normal, puisque des fortes chaleurs se font sentir dès le mois d’avril et durent jusqu’à l’automne. Le Bodmeri gargouille joyeusement et nous guide Ă travers une forĂªt enchantĂ©e vers le terrain libre. Au soleil, l’eau scintille comme de l’or liquide.
DifficultĂ©: T2, Ă partir de Giw T3, sentier de montagne balisĂ© en continu, quelques passages dĂ©licats sur la crĂªte sont facilitĂ©s par des cĂ¢bles mĂ©talliques et des marches en fer.Â
ItinĂ©raire: Viège (650 m) – Visperterminen (1378 m): 3h15, TĂ©lĂ©siège - station supĂ©rieure de Giw (1959 m) – Ochsenhorn (2912 m): 3h30, Blausee (2573 m) – Heido- Suone – col de Gibidump (2201 m) – Gibidumsee (2195 m): 2h30, Chrizerhorlini (2225 m) – Gibidum (2317 m) – Wyssi Flue (1856 m) – Ă„ntschi (1612 m) – HĂ¼oterhĂ¼si (1581 m): 2h45, Bodmeri – Visperterminen: 1h.
Point de départ: Gare de Viège. Raccourcis: car postal jusqu’à Visperterminen, télésiège jusqu’à Giw.
Restaurant et hébergement: À Visperterminen: Hôtel Gebidem, très bonne cuisine, délicieuses créations de cordons-bleus, tél. 027 948 11 11, www. gebidem.ch; Hôtel Rothorn, tél. 027 946 30 23, www.hotel-rothorn.ch
Conseil: Ne manquez pas de faire un tour à la fromagerie du village de Visperterminen. Le fromager Nikolaus Heinzmann est un personnage authentique qui vend de véritables délices pour les pique-niques. Par exemple de la raclette, des Mutschli au poivre, à l’ail ou au chili et le Heida-Wii-Chees. Ce dernier est frotté avec du Lie (eau-de-vie de levure de vin).
Carte: Swisstopo 1:50Â 000, feuille 274Â T Visp.
LittĂ©rature: Oberwalliser SĂ¼dtäler, Iris KĂ¼rschner, Rotpunktverlag, paru Ă l’étĂ©Â 2020.
Web: heidadorf.ch
(Avec la TransaCard toujours gratuit)